Episode 49 : C’était au temps où Schaerbeek s’aimait…

Troisième partie : Action consciente – Episode 49

Ce samedi matin de mai 1995, le soleil était au rendez-vous et à 10h la chaleur était déjà bien présente. Portant costume et cravate (on ne marie pas les gens en jeans), je me dis que je vais avoir bien chaud tout au long de la matinée dans la Salle des mariages. En montant le grand escalier de marbre qui mène à la Salle des mariages, j’aperçois un homme d’une bonne quarantaine d’années appuyé contre l’un des murs du hall des bourgmestres.

Il vient vers moi et me demande si je suis l’officier d’Etat civil. Je réponds par l’affirmative. Il me dit alors en substance que je dois absolument célébrer son mariage mais que sa future épouse n’est pas là. Je lui dis qu’elle va certainement arriver.

Entre-temps, le premier mariage débute. Je commence à officier. Peu avant le 4e mariage, j’ai le temps de souffler quelques instants. J’aperçois l’homme là où je l’avais laissé, contre le mur du hall des bourgmestres. Je lui demande s’il a eu entre temps des nouvelles de sa future femme. Il me répond qu’elle ne viendra pas mais qu’il faut absolument que je les marie !

Je me demande si je ne suis pas face à un fou : sa future femme n’est pas là et il veut que je célèbre le mariage ! Finalement, il prend son courage à deux mains et m’explique qu’elle est en fait hospitalisée à Bordet et que son état de santé s’est brusquement aggravé si bien qu’il ne lui est pas possible de se déplacer comme prévu ce matin à Schaerbeek.

Je suis évidemment très ébranlé par ses paroles. Je retourne à mes mariages. Entre deux cérémonies, je téléphone au directeur de l’Etat civil-Population en lui expliquant la situation peu habituelle. Il m’explique que je n’ai pas le droit de procéder à un mariage hors du territoire de Schaerbeek. Que puis-je donc faire ? En fait, rien : Bordet n’est pas à Schaerbeek.

Je décide alors de prendre contact avec la Ville de Bruxelles territoire sur lequel, est situé l’Hôpital Jules Bordet. Je contacte l’échevine FDF de l’Etat civil Jacqueline Van Baerlem. Elle aussi est en train de procéder aux mariages du samedi. Elle se renseigne à son tour et me fait savoir que les bans ayant été publiés à Schaerbeek, elle ne peut rien faire à Bruxelles-Ville

J’explique le cadre légal à Robert (prénom fictif utilisé ici) avant de célébrer le dernier mariage du jour. Lorsque je termine, il est presque 13h. Robert est toujours là.

Les larmes aux yeux, il me jette un regard implorant pour que je puisse quand même faire quelque chose, mais cela m’est légalement impossible.

Avec son costume bleu de marié, il me dit bouleversé : « Tout le monde vous attend ».

Je suis totalement désemparé face à cette situation. Je ne réfléchis ni une ni deux et lui réponds : « On y va ».

Episode 49

Je l’embarque dans ma voiture. Nous nous garons à l’entrée de la rue Haute. A Bordet, nous arrivons à l’étage où Françoise (prénom également fictif) est hospitalisée. J’arpente un long couloir sinistre et je débouche au fond dans une grande salle qui a été entièrement décorée de ballons de toutes les dimensions et de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Un buffet et des plateaux de boissons sont installés dans la pièce. 150 personnes un verre à la main sont présentes.

Robert lève la voix et lance à l’adresse de Françoise : « Je te l’ai amené ». Les applaudissements fusent de toutes parts.

Françoise est dans un lit totalement médicalisé. Elle sourit en écoutant Robert. Je m’approche d’elle avec Robert qui m’a servi un verre de champagne. Je lui dis malicieusement : « Françoise, votre futur mari est un obstiné ». Elle sourit à nouveau.

Je demande le silence. Françoise est enseignante et visiblement ses collègues savent ce que silence veut dire : nous entendons encore juste le bruit des différents appareils médicaux.

Je sors de ma poche ma ceinture d’échevin et prends la main de Robert et de Françoise, puis je me lance. Je me rappelle encore très bien les mots que j’ai prononcés. « Françoise, Robert, je ne suis Echevin de l’Etat Civil que depuis quelques mois. Mais grâce à vous, et surtout à la persévérance de Robert, j’ai la chance de faire ce qu’aucun de mes collègues n’a jamais pu faire : un mariage au nom de l’amour et non au nom de la loi. La différence entre les deux est que l’amour n’a ni espace ni temps. Il est pur, entier, spontané et éternel. C’est donc au nom de l’amour que je vous déclare unis pour l’éternité. »

J’avais la chair de poule. Il régnait une émotion incroyablement forte à cet instant précis. Je n’ai depuis jamais retrouvé une émotion d’une telle intensité lors d’un mariage.

Le mercredi qui suivit, Françoise revint en ambulance médicalisée à leur domicile. Le mariage civil eut lieu même s’il ne s’agissait plus alors que d’un simple moment administratif (la signature de documents légaux). Et puis, après ce que nous avions vécu quelques jours plus tôt, il n’y avait rien à ajouter.

Quelques jours plus tard, j’ai revu Robert aux obsèques de Françoise, entouré par leurs amis. Je peux vous assurer que son amour, lui, était bien présent.

A demain.